Una furtiva lacrima
Quand je travaillais en EMS (dans un home médicalisé accueillant des vieilles personnes dépendantes), il y avait cette vieille dame, peut-être allemande. Ses cheveux blancs formaient un écrin ample autour de son visage qui semblait tout le temps regarder en l'air. Mais elle ne voyait rien. Elle était aveugle.
La première fois que je suis entré dans sa chambre, on m'a dit qu'elle aimait la musique. J'ai rapidement jaugé la pile de cd, composée essentiellement de musique classique, et j'ai repéré un opéra de Donizetti : L’elisir d’amore. J'ai inséré le cd et s'est élevée la musique de l'acte 2, Una Furtiva Lacrima chantée par... je ne me souviens plus. Peut-être était-ce Tito Schipa ? Il me semble que c'était ça. A la voix du chanteur s'est associée celle de la dame, éraillée et dont la tonalité fausse sinuait hors de la mélodie pourtant reconnaissable. Le chant de la résidente montait et s'arrêtait, reprenait, cessait, suivant les mesures qu'elle préférait. Une émotion indéfinissable et très forte s'est emparée de moi. Cette musique déjà puissante, chantée par un très vieux chanteur, et la voix de la vieille dame en échos... Des extraits de sa vie se sont superposés en filigrane entre les notes, dans sa voix passée qui connaissait cet air et l'avait déjà repris au gré de ses humeurs. Que ressentait-elle ? Des temps et des souvenirs qui n'étaient pas les miens se sont nichés dans ces quelques minutes d'après-midi cernées de chaleur estivale.
La cécité de la dame et sa démence manifeste semblaient suspendus lorsque la musique l'atteignait.
J'ai ensuite copié le disque et examiné les paroles :
Una furtiva lagrima
Negli occhi suoi spuntò
Quelle festose giovani
Invidiar sembrò
Che più cercando io vo?
Che più cercando io vo?
M'ama, si M'ama, lo vedo.
Lo vedo !
Un solo istante i palpiti
Del suo bel cor sentir
I miei sospir confondere
Per poco a suoi sospir
I palpiti, i palpiti sentir
Confondere i miei co'suoi sospir
Cielo, si può morir di più non chiedo.
Non chiedo.
Cielo, si può si puo morir di più non chiedo.
Non chido d'amor si puo morir, Ah si !
J'ai trouvé cette traduction grâce à un commentateur de ce blog (Merci Tenor !):
Une larme furtive
A jailli dans ses yeux...
Elle paraissait envier
Ces joyeuses jeunes filles…
Que puis-je désirer de plus ?
Que puis-je désirer de plus ?
Elle m’aime, je le vois.
Un seul instant sentir
Les palpitations de son beau coeur
Confondre un moment
Mes soupirs avec les siens
Ciel, on peut mourir, je n'en demande pas plus.
Je ne demande rien de plus.
Ciel, si je peux mourir, si je peux mourir, je n'en demande pas plus.
Je ne demande pas d'amour si je peux mourir, ah oui !
[Ciel, on peut mourir... d'amour !]
A l'heure où j'écris ces lignes, je suis presque certain que la dame est morte. Ce souvenir reste très vivant, de ce chant de la vieille aveugle, seule au monde, évoquant d'une voix spontanée tout ce qu'elle n'est plus, tout ce qui a été. Cette larme furtive qui coule sur le temps et le souvenir, qui glisse et brouille, qui se retire à son tour.
C'est étrange de penser que l'elixir d'amour est une pièce comique dans son ensemble.